Ravissement

Les chats ont tous leurs manies. Et ces particularités les rendent irrésistibles. Ils ont tous leur signature, leur marque de fabrique, leur truc bien à eux pour nous faire craquer. Ils nous mènent par le bout du nez en nous incitant à croire que nous sommes les maîtres.
Ils nous font de grands yeux attendrissants ponctués d’un « mamaouw » fondant qui nous fait nous précipiter pour leur offrir une gâterie. Certains se frottent à notre visage ou donnent de grands coups de tête affectueux. Ils nous marquent mine de rien en affûtant amoureusement leurs moustaches.
Presque tous les chats aiment pétrir. Ma cuisse droite est là pour en témoigner : elle est constellée d’une myriade de petits points rouges. Pourquoi la droite ? Question sans réponse. Mais une chose est certaine : ils se sont passé la consigne.
Certains cherchent aussi leur bonheur en tétant avec application. De préférence les pulls que je les occupe ou non. Le comble de la félicité consistait à pétrir ma jambe droite tout en rendant mon pull gluant de salive.
C’était avant l’arrivée de Korrigan.

De ma reddition dépendait sa survie. Il m’embrasa de ses yeux d’or sombre. J’étais déjà sous emprise. Lorsque je le pris contre moi, je ne m’interrogeai même pas que ce bébé de quelques semaines pesât au moins dix fois son poids, mais pas sur la balance du vétérinaire.
Jour après jour, je me perdais avec délices dans le labyrinthe de ses lignes parfaites. Le nombre d’or devait avoir été inventé pour approcher la perfection des proportions de sa frimousse triangulaire surmontée de très grandes oreilles. Il savait toutes les séductions de sa gent par cœur. J’étais prise dans la toile de ses démonstrations de reconnaissance.
Mais Korrigan se refusait toujours à perpétuer la tradition du pétrissage de cuisse droite. Le consensus félin ne l’avait pas touché.
Il grandissait tellement vite que rien ne pouvait le rassasier. À chaque repas, il s’agissait de défendre férocement son assiette, sans quoi il avait la truffe dedans.
Quelques semaines après son adoption, il grimpa sur mon épaule et entreprit à grand renfort de ronrons de téter avec application le dessus du lobe de mon oreille gauche.
Sa délectation était contagieuse, son extase communicative et ces moments fusionnels me furent bientôt aussi indispensables qu’à lui.
Korrigan grandissait toujours plus. À sept mois, il dépassait en taille certains de mes chats adultes. Il passait ses jours et ses nuits à jouer à tour de rôle avec eux. Il était infatigable.
Moi, par contre, j’étais loin d’être en forme. J’avais été malade tout l’hiver et, bien que remise en ce début de printemps, il m’arrivait encore souvent de faire le tour de l’horloge. Je pris des vitamines à répétition, mais rien n’y fit. Mes faims se firent impérieuses. Je tremblais dès qu’elles m’étreignaient. Pourtant je ne perdais pas de poids.
Mais toutes mes questions et mes inquiétudes étaient balayées lorsque Korrigan m’enrobait de ses ronrons lénifiants en me tétant l’oreille.
Un jour que je le tenais dans mes bras tandis qu’il s’appliquait, je passai devant un miroir. L’image de Korrigan s’y fit floue et je tentai de la fixer en plissant les yeux. Superposée à l’apparence ordinaire de mon jeune matou tigré, je découvris le reflet fugitif d’un corps presque humain longiligne et aux proportions harmonieuses. Il n’était pas recouvert de poils, mais portait les mêmes taches et zébrures que sa version féline. Et surtout, surtout, ses grandes oreilles se déployèrent en deux antennes si fines qu’elles ne semblaient pas avoir de fin. Ses yeux en amande auraient dû me terrifier. Mais Korrigan redoubla l’intensité de sa succion et je sus que je n’avais rien à craindre. Bientôt il aurait fini de grandir et n’aurait plus besoin de puiser autant d’énergie. Et il me promit, à travers un regard d’une langueur extrême, qu’il partagerait toujours avec moi ces intenses ravissements.
Je m’éloignai du miroir et, dans un soupir de soulagement, je collai un peu plus Korrigan contre moi tandis qu’il se repaissait.