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Rêve de dragon

Site officiel de Annie Pilloy

Simplement un espace accessible rapidement lorsque l'envie me prend de jeter quelque chose dans la grande toile du rêve...

L’à Tente écrit en 2003

Nouvelles Posted on 05/06/2009 02:01

L’à tente

Il hésita. On l’avait pourtant bien prévenu qu’il fallait faire preuve d’une ferme détermination. Il se sentait tout à coup si vide. Il ne se rappelait pas davantage les bons conseils que la raison même de sa présence. Le vent ébouriffait son vêtement tandis qu’il s’éloignait, penaud. Le sable lui gifla le visage et la mémoire lui revint en même temps que sa perception du monde. Il en vit alors des centaines, comme lui, rebroussant chemin, écrasés par le poids de leurs vies.
Le soir tombait. Il se dirigea vers le bistrot de l’À File où tout avait commencé. En vain. Il le sut dès qu’il secoua la poussière de ses sandales sur le seuil. Le vieil homme qui prétendait être arrivé à ses fins, là où il avait échoué, n’était pas là. Il s’enquit de sa disparition auprès du barman hiératique qui faisait tournoyer une pièce de bronze.
– Phéore ? Je crois qu’il est parti pour de bon, dit le cerbère en pariant mentalement sur pile.
– Ah.
La pièce retomba sur la tranche. Le barman fronça ses sourcils broussailleux.
– Oui, la vie lui avait déjà tout apporté. Alors il y est retourné.
– Ça fait longtemps ?
– Dans les quatre ou cinq jours. Il doit avoir trouvé ce qu’il cherchait.
– Évidemment, c’est une demande simple à formuler. On trouve toujours la personne pour y répondre !
– Et vous, vous y alliez pourquoi ? s’enquit le barman en renvoyant la piécette en l’air d’une pichenette.
– Le problème est bien là : je n’en suis plus certain.
– Oh vous savez, c’est le cas le plus banal, conclut-il en écrasant la monnaie sur l’avers poilu de sa main.
– Y a pas à dire, vous savez trouver les mots qui réconfortent, dit-il, finissant son verre tout en se levant.

Il se tourna et se retourna sans plus trouver le sommeil que les nuits précédentes. Le but de sa quête lui apparaissait en visions fugitives, jouant à cache-cache entre les pans érodés de son inconscient. Pourtant, au petit matin, il s’endormit un sourire au coin des lèvres.
Le soleil caressa sa joue. Le moment était venu. D’un revers de rêve, il chassa la piqûre du réel qui l’avait agacé lors de ses précédentes tentatives. Il ouvrit les yeux et ses sens accueillirent les perspectives autrefois refusées.
Il se lava méticuleusement, gaspillant même un peu d’eau, et enfila sa robe préférée, celle qui était un peu élimée au col et aux manches.

– Le problème, disait Phéore, c’est qu’il est nécessaire, en général, que la clef et la serrure soient synchronisées. Elles existent peut-être, en dehors, mais là, elles ont encore moins de chance de se rencontrer. C’est tout dire. Bien sûr, continuait-il en se lissant la moustache, on peut régler tout ça de façon définitive. Mais c’est un peu idiot d’en arriver là tout de suite. Il me semble qu’il y a mieux à trouver.
Mais lorsqu’il l’interrogeait sur ce mieux, Phéore restait évasif. Jusqu’au jour où, se drapant dans un pan de son vêtement, il déclara, l’air entendu :
– Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres pas. Nous pouvons agir sur les premières, mais des autres, il ne faut rien espérer au risque d’être déçu.
Il n’avait plus revu Phéore depuis.

Le soleil se couchait lorsqu’il parvint sur la place. Il jeta un œil vers l’À File dont les lampes jouaient avec les derniers rayons. L’immense flot des refoulés regagnait leur demeure, la tête basse et la sandale pesante. Mais pour la première fois, il vit aussi quelques couples. Un vieillard boiteux tenait par la main un jeune homme, vantant la tradition de son art et se réjouissant de pouvoir la partager. Une femme au corps de liane caressait de ses voiles l’ombre de son partenaire et riait comme l’eau claire qui choit sur les rochers. Un enfant grattait la tête d’un grand chien noir et feu. Il lui parlait gravement à l’oreille. La bête le contempla longuement et, lui prenant délicatement la main dans la gueule, l’entraîna vers la sortie du bourg. C’est alors qu’il crut voir sortir Phéore. Il fit un pas dans sa direction, mais la foule pesante l’avait englouti. Seule lui restait la saveur de la connivence. Il se plaça dans le rang, contemplant le fronton au-dessus des parois que le vent faisait haleter : Salle d’À Tente. Les feux du crépuscule allumaient les piquets de métal polis par le sable Les toiles inusables délavées de déceptions s’empourprèrent.
Les personnes devant lui étaient de plus en plus nombreuses à s’arrêter avant de s’éloigner à regrets. Il ne ressentait aucune inquiétude. Arrivé sur le seuil, il fut étourdi par le contraste entre la ternitude extérieure et les fastes qui s’offraient à lui. L’À Tente qui couvrait toute la surface de la place paraissait à présent sans limites. Les mats vieil or soutenaient les pans du toit qu’il avait cru carrés. Ils respiraient, voilant et dévoilant des perspectives chatoyantes. Un reflet alluma son regard. Posément, il avança jusqu’au polygone de miroirs. Il savait où se trouvait l’entrée et il s’y coula comme dans une eau tiède.

Lorsqu’il ressortit, d’un pas souple et allégé, il se rendit au bar de l’À File. Lorsqu’il entra, les conversations s’éteignirent. Et c’est avec un sourire entendu que le patron, rattrapant une pièce au vol, lui servit un verre.
– C’est la maison qui régale !
Les conversations reprirent et il n’y eut qu’eux deux pour entendre la voix de Phéore ponctuant le « poc » de la choppe moussue :
– La même chose pour moi ! Faut fêter ça dignement : c’est pas tous les jours qu’on rencontre quelqu’un qui sait recevoir sans rien attendre !

09/06/03



Métamorphose, écrit en 1997

Nouvelles Posted on 05/06/2009 01:50

Métamorphose

Il était une fois une petite sorcière. Pas méchante pour un sou, elle avait pourtant souvent bien du mal à se faire accepter. On riait d’elle ou l’on en avait peur, ce qui, parfois, est la même chose. Lorsque la petite sorcière grandit, elle s’aperçut qu’elle se métamorphosait. Longtemps enfermée dans la gangue de sa chrysalide, un beau jour, elle en sortit enfin et éprouva une drôle de sensation dans le dos. Ce n’était pas à proprement parler désagréable, cela chatouillait un peu… Elle en parla à un ami qu’elle avait toujours considéré comme son nounours, celui à qui on peut tout raconter, au creux de l’oreille, dans le noir. Celui-ci s’étonna :
– Mais comment ? Tu ne vois pas que ce sont tes ailes qui poussent ?
– Mes ailes, mais…
– Absolument, tes ailes… Je les vois, moi, petite fée…
– Je croyais que…
– Que tu étais une sorcière… Mais fée et sorcière ne sont que l’avers et le revers de la même médaille…
Toujours perplexe, mais un peu rassurée, la petite fée reprit sa vie… Si chaque jour elle sentait ses ailes se déployer davantage, tout n’avait pas changé pour autant. Certes, elle avait appris à faire rire les gens, mais certains ne la craignaient pas moins qu’auparavant. Pourtant, une fée aurait dû effrayer moins qu’une sorcière…
Elle s’en retourna voir son confident et lui confia ce qui l’attristait. Il prit un air grave et déclara :
– Tu sais, le problème ne vient pas de toi, mais des autres… La plupart d’entre eux ne perçoivent que confusément ce que tu es. Leur esprit est obtus et ne peut accepter de voir ce qui devrait leur crever les yeux… Alors, ils se sentent mal à l’aise et c’est plus d’eux-mêmes que de toi qu’ils ont peur.
La petite fée acquiesça, mais n’en fut pas consolée pour autant. Son ami continua :
– Tu sais, un jour, d’autres que moi pourront savoir ce que tu es. D’autres et surtout un autre…
Et effectivement, quelque temps plus tard, la fée revit un autre grand ami, le grand frère qu’elle n’avait jamais eu. Il se pencha un peu et lui dit :
– Elles poussent bien, tu sais…
Et elle sentit ses ailes s’ébrouer de fierté !
Mais si ses vrais amis voyaient qui elle était, et ne l’en aimaient que davantage, au quotidien, elle se sentait malgré tout bien seule. Aucun des garçons qu’elle rencontrait, et qui lui plaisaient, ne semblait la comprendre. Tous manifestaient à son égard cette attitude à la fois fascinée et méfiante qu’elle ne connaissait que trop bien.
Elle en parla alors à son grand frère. Le sourire en coin, il lui dit :
– Il faut embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver le prince charmant…
L’expression la fit rire. Mais, plus tard, elle se demanda s’il y avait sur Terre autre chose que des crapauds… qui le restaient en toutes circonstances.
Parfois, elle préférait ne voir personne et elle s’écrivait des histoires qui lui plaisaient, même si, comme sa vie, elles n’étaient pas toujours roses. Elle se disait alors que ses récits, même s’ils étaient un peu tristes, n’en étaient pas moins beaux…
Un jour, elle oublia de fermer sa fenêtre et ses précieux feuillets s’envolèrent par la fenêtre. Lorsqu’elle rentra chez elle, la petite fée constata qu’elle avait perdu tous ses chers trésors, tous les contes qu’elle avait ciselés avec amour… Des larmes coulèrent sur ses joues devenues pâles. Elle alla chercher quelque réconfort auprès de son confident. Il la serra contre lui et lui murmura à l’oreille :
– Tu sais, rien n’est jamais vraiment perdu…
Mais le temps passait et la fée perdit peu à peu espoir de jamais retrouver ses histoires. C’est alors qu’elle reçut une lettre. Ne reconnaissant pas l’écriture sur l’enveloppe, elle l’ouvrit avec curiosité.

Chère inconnue,

J’ai mis longtemps à retrouver votre trace. Cependant, je ne suis pas certain d’avoir affaire à la personne qui a écrit les feuillets éparpillés que j’ai recueillis sur le trottoir voilà bien des mois. C’est pourquoi j’ai préféré ne pas vous les retourner avec cette lettre.
Est-ce bien vous qui avez écrit ces lignes enchanteresses ? Pendant que je vous cherchais, je n’ai cessé de les relire. J’ai à présent terminé de les recopier et je connais tellement bien votre écriture qu’un simple mot de votre part pourra me confirmer que vous êtes l’auteure de ces pages…

La fée était si heureuse que ses contes ne soient pas perdus à jamais qu’elle en battit des ailes… Elle répondit à la lettre et ce ne fut qu’au moment d’indiquer l’adresse que son enthousiasme retomba : son correspondant vivait bien loin, par-delà un terrible océan.
Elle envoya pourtant sa missive et tenta de prendre son mal en patience en attendant la réponse. Lorsqu’elle arriva, ce ne fut pas une simple lettre mais un gros paquet. Ses mains tremblaient en déchirant le carton. Il contenait bien ses feuillets égarés, il n’en manquait pas un seul. Un bref message les accompagnait :

Vous ne pouvez savoir à quel point je regrette de n’être pas à la place de ce que je vous restitue…

Elle fut émue et eut envie de découvrir davantage cet inconnu. Pendant des mois, elle ne vécut plus qu’au rythme de ces échanges lointains. Un jour, l’un d’eux lui annonça la venue de celui qu’elle avait si bien appris à connaître : il lui semblait déjà plus qu’un ami.

Fébrile, elle tournait en rond tandis que l’heure de la rencontre approchait. Elle sortit sur le pas de sa porte, en haut de la colline et vit, sur le chemin en contrebas, une silhouette qui l’observait. Ils restèrent immobiles pendant un fragment d’éternité, puis avancèrent l’un vers l’autre, sans se quitter des yeux. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque leurs corps se touchèrent presque et continuèrent à se dévorer du regard. Il se mordillait la lèvre inférieure comme intimidé ou ému. Elle esquissa à peine un geste et ils s’étreignirent.
Lorsque, bien plus tard, ils parvinrent à relâcher un peu leur étreinte, ils se regardèrent à nouveau et il vit qu’elle avait des larmes plein les yeux. La voix étranglée, il lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit :
– Mes ailes, tu ne les as pas froissées…

24/06/1997