J’ai dû admettre qu’il me fallait lâcher prise.
J’aimais trop mes semblables pour être efficace dans mon travail. J’y avais épuisé toutes mes ressources humaines.
Depuis lors, je n’officiais plus en tant que Mentaliste et je portais ces sortes de boules Quies qui me rendaient sourde à leurs pensées.
Pourtant, je dus retourner consulter le technicien qui les avait adaptées à ma puissance de perception. Certaines rumeurs me parvenaient à nouveau. Cela me perturbait beaucoup après un an de quiétude laiteuse. À la suite de différents tests, il me dit que tout fonctionnait correctement. Il m’avait soumise à des émetteurs puissants et je n’avais rien capté des formes géométriques simples qu’ils visualisaient.
Rassérénée, je rentrai chez moi en métro suspendu. La ville était baignée de verdure et le soleil couchant la paraît des plus beaux atours de mai. C’est alors que je perçus non plus seulement des brides de rires, mais aussi des formes luminescentes qui me frôlaient.
Le lendemain, le technicien me regarda d’un air d’abord ébahi et ensuite presque réprobateur. Il me refit pourtant repasser tous les tests sans sourciller et me les transmit d’un air résigné. Comme je l’appréhendais, tous étaient aussi négatifs que la veille. Il me conseilla vaguement d’aller voir un Psychique ou un de mes anciens collègues et me raccompagna en fermant soigneusement la porte derrière moi.
Je me retrouvai dans le couloir lumineux et je m’affalai sur un banc. Les reflets dans les vitres. C’étaient juste des reflets dans les vitres. Mon imagination avait fait le reste.
Lors de ma démission, on m’avait mise en garde à propos de ces phénomènes dus à un sevrage trop brutal des sensations et sentiments des autres.
Une étincelle nacrée se mit à danser devant mes yeux et j’eus beau les frotter et les faire rouler, elle ne disparut pas.
Je me résolus donc à vivre avec les échos du membre mental dont j’avais choisi de m’amputer. Peu de temps après, je m’en amusais sans m’en lasser : mes jours furent comblés de scintillances.
Un peu plus de deux mois plus tard, Zap et Siby s’inquiétèrent de mon silence. Ils avaient accepté depuis longtemps mes absences et mes disparitions, surtout depuis que je ne pratiquais plus que le langage ordinaire.
Eux continuaient à pratiquer le Mentalisme avec succès et ils craignaient que je n’en souffre. Je leur savais gré de leurs prévenances et c’est pourquoi j’acceptai immédiatement leur invitation à passer une semaine en leur compagnie dans leur maison au milieu des bois. D’autant plus que Gaspard serait de la partie et que ses talents culinaires auraient sorti n’importe quel ermite de sa tanière.
– Sarah ! Vous êtes enfin là, s’exclama Gaspard en m’ouvrant la porte.
Je n’avais jamais compris pourquoi il continuait à s’affubler de ce costume de majordome aussi suranné que rigide. Mais je dois admettre qu’il le portait avec élégance et qu’il m’était impossible de l’imaginer en survêtement.
Je m’installais dans la chambre sous les combles. De la fenêtre, on n’apercevait que la mouvance des feuilles. Mais, bien sûr, j’y aperçus mes lumières amies qui semblaient bien plus nombreuses ici. J’en conclus que la diminution des stimuli extérieurs amplifiait mes perceptions fantômes.
Le repas était tellement délicieux qu’aucun de nous ne parla. Mais, bien sûr, Zap et Siby n’en avaient nul besoin et je soupçonnais depuis toujours Gaspard d’avoir un talent au moins égal au leur mais de ne simplement point vouloir en faire état.
J’hésitais à parler à mes amis de mes visions. Siby sourit. Si j’étais sourde, je n’en restais pas moins émettrice !
– Pourquoi n’essayeriez-vous pas d’enlever votre protection ? Nous sommes peu nombreux ici et tous en grande forme mentale. Nous ne risquerons pas de vous contaminer !
– Je ne sais pas trop quels en seraient les effets. Déjà qu’elle ne me protège pas de réminiscences, comme vous le savez… dis-je en secouant mes boucles rousses.
Gaspard revenait de la cuisine avec un plateau où trônait une théière odoriférante : son fameux Earl Grey maison ! Il disposa les tasses et versa le liquide ambré. Puis il plaça ostensiblement devant moi une assiette de ses biscuits au citron en me glissant un sourire.
– Les scientifiques ont toujours une « bonne » explication à tout, me dit-il. Mais faut-il pour autant s’y limiter ?
– Gaspard, vous parlez souvent par énigme !
– Et vous, vous émettez de trop belles images pour ne pas éprouver l’envie d’en percer le secret…
Zap était toujours silencieux et réservé, ce qui ne lui ressemblait guère. À quoi pouvait-il bien penser ? Il m’aurait suffi d’oser me défaire de ma protection et j’aurais cessé de m’interroger… Ou de simplement le lui demander.
– Vous êtes bien songeur Zap…
– Oui, vos visions me rappellent un épisode de l’histoire des Anges. Le connaissez-vous ?
Gaspard attisa le feu et nous proposa de nous installer confortablement pour une veillée à l’ancienne.
Zap ferma les yeux et récita plus qu’il ne conta :
« C’était déjà la fête lorsque les hommes recevaient les chrysalides des mains des Anges. Pourtant, cela annonçait aussi que la saison triste allait revenir et qu’il faudrait patienter jusqu’au retour de la Lumière.
Les femmes avaient allumé de grands feux qui brûlaient depuis plusieurs jours et plusieurs nuits. Les hommes récoltaient les tisons et les disposaient dans les vasques de pierre de la grotte. Tout à côté, les niches où reposaient les chrysalides avaient été garnies de mousse odorante par les enfants.
Pendant toute la saison triste, entretenir les feux, vider les cendres des vasques et les remplir de braises rougeoyantes détournerait l’attention des humains de la mélancolie.
Les chrysalides grossissaient et palpitaient. Elles éclairaient leurs loges de lueurs changeantes que les enfants aimaient contempler. C’était au premier qui entendrait le craquement annonciateur du retour de la Lumière.
Alors, lors de la première nuit de la pleine lune, les Anges revenaient et, tels des lampions, ils accrochaient les chrysalides aux branches.
Pendant ce temps, les hommes chantaient et dansaient avec les enfants, tandis que les femmes de tous âges se baignaient et se lavaient mutuellement la chevelure.
Tous tombaient enfin dans la plus profonde léthargie. Ils n’en étaient tirés que par les rayons du soleil à son zénith.
Des Anges revenaient alors au village et contaient la Lumière aux enfants émerveillés. Les hommes se baignaient à leur tour.
Les femmes, rieuses et graves, allaient à la clairière où les chrysalides se fendaient sous l’astre triomphant. Leurs cris de joie faisaient vibrer l’air à chaque jaillissement de papillon. Les ailes à peine séchées, il choisissait une femme. Dans une danse de couleurs, le couple s’écartait alors un peu vers l’orée ombragée. Lorsque tous étaient éclos et que toutes étaient élues, le plus grand silence régnait. Et sous le regard bienveillant des Anges, tandis que les hommes attendaient à la lisière de la forêt, le rituel commençait.
La tête vers le centre de la clairière où rêvaient les Anges, les femmes étaient allongées sur le dos. Leurs jambes étaient grandes ouvertes. Les porteurs ailés de la Lumière se tenaient sur leur bas-ventre qu’ils pétrissaient de leurs pattes arrière. Leurs ailes caressaient l’intérieur de leurs cuisses. Leurs pattes avant stimulaient le plaisir des femmes : cela leur permettait alors d’enfoncer leurs trompes en elles, en suscitant la plus grande des extases.
Leur ouvrage terminé, ils voletaient, éteints, jusqu’aux nasses que leurs tendaient les Anges. Lorsque tous étaient recueillis, les Anges bénissaient les femmes languissantes et s’en retournaient chez eux, emportant leur trésor.
Voyant les Anges prendre leur envol, les hommes accouraient dans la clairière. Ils y retrouvaient l’une ou l’autre compagne encore chaude et grisée. Et leurs ébats se poursuivaient jusqu’à la tombée de la nuit.
Pourtant, jamais il ne naissait d’enfant des fêtes de la Lumière. »
Pendant un moment, le crépitement du feu fut seul maître du silence que je rompis :
– Bien belle histoire, Zap.
– Oui, mais bien incomplète, conclut Gaspard.
Siby sourit :
– Hé bien pour ma part, la suite sera pour demain ! Je meurs de fatigue…
– Je te suis, fit Zap.
Gaspard finissait de débarrasser la table.
– Vous ne semblez pas avoir sommeil, Sarah. Puis-je vous proposer une promenade au clair de lune ?
– Quelle charmante idée !
J’étais soulagée de ne pas déjà me retrouver seule avec mes lucioles et ravie par la perspective d’en voir de vraies.
Gaspard m’emmena dans une harmonieuse clairière au fond de laquelle coulait un ruisseau. Je remarquai immédiatement un cercle de pierre. J’aurais dû m’en douter…
– Une réponse à l’énigme, bien sûr !
Il me répondit par une mimique comique, jouant les offusqués. Nous nous assîmes contre le tronc d’un chêne en contemplant les reflets de la lune dans l’eau.
– Voulez-vous attendre demain pour avoir la suite de l’histoire ?
– Vous savez bien que non, Gaspard. Mais n’allons-nous pas déranger des visiteurs potentiels…
C’est à ce moment qu’une créature luminescente se posa sur l’épaule de Gaspard. Ils semblèrent deviser silencieusement pendant ce qui me parut une éternité. Pendant ce temps, d’autres formes effectuaient des chorégraphies compliquées au-dessus du cercle de pierre.
Je restai bouche bée et ne pouvant me résoudre à rompre la magie du moment d’une parole qui eût paru tonitruante, j’enlevais prudemment ma protection mentale.
Heureusement, les voix et les rires des petits résonnaient comme autant de litanies mélodieuses. La « voix » de basse de Gaspard en marquait le rythme profond.
– Que pensez-vous de nos petits amis ? me demanda-t-il en silence.
– « Nos » amis ?
– Bien sûr, cela fait longtemps qu’ils tentent de communiquer avec vous, et qu’ils l’ont fait, en quelque sorte, puisque vous avez joué ensemble.
– En ville ?
– Naturellement. Ils sont partout, mais il est des lieux plus propices à leur perception, même par le commun des mortels.
– Et comment se fait-il que je ne les perçois que depuis que je me suis coupée du Mental des humains ?
– Vous vous êtes débarrassées de ce que l’on pourrait appeler des « pensées parasites ». Celles des êtres humains sont si nombreuses en ville qu’elles ne permettent généralement plus de capter des fréquences plus subtiles…
– Et donc ma protection n’est réglée que sur les fréquences d’émission humaines. Voilà qui, au moins, reste scientifique comme explication.
– Mais le reste l’est tout autant, chère Dame…
Je dus avoir l’air tellement idiot que les créatures jouèrent à l’explosion d’un feu d’artifice en pouffant de rire.
– Ne vous moquez pas de moi ! Des êtres de tout temps réputés féeriques ne peuvent pas être, être, être…
Je m’effondrai en sanglots comme une petite fille. Les petits êtres se figèrent un bref instant pour ensuite se regrouper autour de moi, tentant d’arrêter mes larmes en me caressant le visage, en s’accrochant à mes cheveux et en se posant sur mes mains qui tremblaient. Je retrouvai rapidement mon calme et Gaspard me tendit un mouchoir. Je l’utilisais le plus doucement que je pus pour ne pas effrayer nos amis.
Je regardais la petite femme qui venait de se reposer dans ma main. Comme moi, elle avait de longs cheveux roux striés de quelques fils d’argent. Notre ressemblance était étonnante.
J’interrogeai Gaspar du regard.
– Il ne serait pas étonnant que vous ayez un lointain ancêtre commun, susurra-t-il.
– Cette histoire d’Anges et de papillons ?
Gaspard opina.
– Mais ce n’est qu’une légende de plus des défenseurs de l’origine extra-terrestre de nos ancêtres !
– Toutes les légendes ne contiennent-elles pas une part de vérité ?
– Je l’admets. Et cette version a au moins le mérite de ne plus cataloguer les Outre Terre comme de petits monstres gris ou verts qui enlèvent les humains et leur font subir mille sévices et analyses tous plus traumatisants les uns que les autres… Mais l’histoire racontée par Zap disait qu’il ne naissait jamais d’enfants des fêtes de la lumière.
– C’est là un raccourci qui évite de sortir de la poésie pour entrer dans le prosaïsme.
– Alors, racontez-moi…
Mon double miniature s’agita dans ma main. Elle voulait attirer mon attention vers la mise en scène que me proposaient ses semblables.
Certains petits êtres se roulèrent en boule pour simuler des cocons non éclos dissimulés çà et là dans la forêt. Ils s’éveillaient à la vie bien après la fête de la Lumière et trouvaient sans peine de quoi subvenir à leurs besoins. Ils butinaient de fleur en fleur, virevoltaient dans la lumière, s’accouplaient et se reproduisaient entre eux. Mais certains, plus grands que les autres, restaient solitaires et aimaient à suivre les femmes humaines lorsqu’elles s’aventuraient seules pour ramasser du bois ou cueillir des plantes médicinales. Certaines d’entre elles s’amusaient avec ces papillons multicolores tant et si bien qu’ils s’apprivoisèrent. De connivences en connivences, ils en venaient à ses jeux moins sages, mais tellement plus délicieux. L’hiver venu, les papillons disparaissaient et le ventre de leurs compagnes d’ébats s’arrondissait.
Les autres membres de la tribu, loin des considérations morales d’un patriarcat encore à venir, ne s’offusquaient nullement de ces grossesses. Au contraire chaque naissance d’un petit être ailé était célébrée par de grandes fêtes et considérée comme un gage de bonheur. Ils étaient élevés parmi les humains et n’avaient pas leur pareil pour amuser les autres enfants. Par contre, il était rare que l’un ou l’une d’entre eux puisse trouver un compagnon humain. Ils prirent alors pour habitude de se regrouper à la saison des amours pour se choisir un partenaire.
Le tableau se disloqua et toutes les créatures s’égaillèrent dans la brise qui se levait. Ma petite sœur ailée qui s’était assise en tailleur au creux de ma main s’étira membres et ailes et me souffla un baiser qui résonna comme un « à bientôt ».
Gaspard et moi nous retrouvâmes seuls sous la caresse de la lune. Je soupirai :
– Quel dommage que tout le monde ne puisse pas contempler ces merveilles…
– Ne vous inquiétez pas de cela, Sarah. Nous nous y employons.
Je remis ma protection en place et nous rentrâmes en silence dans la nuit devenue plus fraîche, mais parfumée de rumeurs de rêves.
(J’avais envoyé cette nouvelle écrite au début de l’année 2009 à un concours. Je ne pouvais la diffuser d’aucune manière avant que le couperet tombe. Il est tombé, comme je m’en doutais. Je peux donc la publier! )