None allait sonner : 4, 3, 2, 1… les tâches suspendues, les outils dans leur râtelier, les ordinateurs fermés, les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. Dans le cloître entendre les pas rythmés… 4, 3, 2, 1 : prendre à gauche et arriver. La cuve bouillonne, il s’en est fallu de peu que le jus de groseille déborde. Mentionner de baisser systématiquement le feu à chaque rotation. Mais l’écumoire est à sa place et le chiffon propre à portée de main… Les gestes lents qui réconfortent, l’odeur acide des fruits cuits, les bocaux fumants sont prêts à être remplis.

Les Vêpres déjà… Oublié de compter… le sang qui se vide comme par les pieds. Être pris au dépourvu. Se mordre la langue pour ne pas crier. Respirer. Impossible de méditer. Avancer. Ne pas troubler l’ordre. Ne pas sortir du rang, surtout. L’impromptu causerait trop de perturbations en chaîne. Ne pas penser à l’enchevêtrement de tous les possibles et à leurs conséquences. Respirer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. Dans le cloître entendre les pas rythmés… Attendre à distance pour entrer au réfectoire. Entendre le glissement des pas et les robes qui frôlent parfois le cadre de la porte dans un insupportable son susurrant. Respirer, avancer, 4, 3, 2, 1 être debout à sa place. La gamelle propre là où on l’avait laissée, le gobelet semble avoir bougé. Le reflet de la carafe d’eau qui ne miroite pas où il faut. La mise en place laisse à désirer. Mentionner de veiller à l’alignement de la table. La gamelle est remplie, le gobelet plein d’eau. S’asseoir et sortir les couverts de sa manche. Respirer. Deux coups discrets : le repas peut commencer. 

Les ustensiles sont lavés et remis en place. Debout, chacun à sa place. Les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir du réfectoire et suivre une trajectoire déviante. Guillaume a fait glisser un message : il faut le rejoindre. Un temps d’arrêt devant la porte de la bibliothèque. Se résigner à la cogner doucement – le monde ne va pas s’effondrer de cette dissonance infernale, même si, dans le jardin, des têtes se sont levées.  

– Entrez, Ange.

Un temps d’arrêt à la porte, les yeux s’accommodent à la lumière. Une chaise vide en face du bureau de Guillaume. Mais, il n’est pas seul. Cela va à l’encontre de toutes les règles. Le sang qui se vide comme par les pieds. Être pris au dépourvu. Se mordre la langue pour ne pas crier. Respirer. Guilhemine prend la parole, le regard fixé sur le rayonnage à l’arrière.

– Une horde de Neurotypes est en mouvement. Ils ont été aperçus par le guet du Ponant. Ils se dirigent vers nous.

Depuis les mois qu’ils marchaient à la recherche d’un oasis, jamais les membres de la horde n’avaient été aussi proches du désespoir. Leur dernier recycleur d’urine venait de les lâcher, leurs ultimes réserves de boissons s’amenuisaient à vue d’œil malgré un rationnement de plus en plus sévère et les données hydrologiques qu’ils avaient captées, au détour d’une connexion à un satellite en perdition, n’étaient plus à jour. 

Ils avaient dû abandonner leurs véhicules électriques dont les batteries ne pouvaient plus être rechargées et les panneaux solaires portatifs ne produisaient plus assez d’énergie en cette saison où le ciel était gris en permanence. 

Si au moins il s’était mis à pleuvoir…

Ils suivaient cahin-caha le lit d’un fleuve desséché quand, en prenant de la hauteur, ils aperçurent ce qu’ils auraient pu croire un mirage : les murs en excellent état d’une closerie.

S’ils savaient d’avance l’accueil qui leur serait fait, ils n’avaient plus d’autre choix que de s’y rendre.

Ange sort de la salle en s’essuyant une fois de plus les mains sur son long tablier. Elles ont beau avoir été lavées et récurées, les ongles être coupés à ras à en saigner, des taches rouges dansent encore devant ses yeux. Mais personne n’est apte à prendre la relève. Ce qui doit être fait lui incombe… Les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Cela ne fonctionne pas. Pas moyen de se reprendre, étouffé par les images rémanentes de ces abdomens béants. 

Contre toute raison, Ange passe à pas précipités la porte de l’enceinte extérieure, devant le portier de garde médusé. Heureusement qu’il se contente de la refermer. Il ne voit pas Ange, soulevant ses robes, qui s’enfuit dans la nuit en poussant le plus lugubre des hurlements. 

Ce qui doit être fait l’a été.

Les membres de la horde repartaient. Leurs corps ne les faisaient presque plus souffrir et ils avaient reçu tout ce qui était nécessaire à leur survie ainsi qu’un certificat accompagné d’un laisser passer qui leur ouvriraient les portes des autres closeries. Pour qu’ils restent valables, il devaient dorénavant éviter tout contact avec les autres groupes d’errants et n’en accepter aucun parmi eux.

Ils avaient aussi dû abandonner deux de leurs membres, porteurs sains, et Lilith. Même après sa délivrance, elle ne pourrait pas les rejoindre avant plusieurs lunes, mais qui l’aurait voulu ?

Dans la léproserie, Abélard et Héloïse ne savaient pas encore s’ils devaient pleurer sur leur sort ou s’en réjouir. Ils étaient ensemble et, qui sait, peut-être d’autres compagnons d’infortune viendraient les rejoindre. Peut-être même Lilith si elle préférait ne pas s’éloigner du fruit de ses entrailles et reprendre la route. Leur prison était spartiate, mais ils y mangeraient à leur faim. Et qui sait, peut-être qu’un jour le cauchemar finirait…

Guillaume et Guilhemine ont hâte que viennent les prochaines élections. Leur charge est trop lourde, mais qui d’autre parmi eux est capable de l’assumer ?

Pour le conseil général, il faut prendre en compte toutes les remarques mentionnées, malgré les événements récents qui ont bouleversé leur communauté, au-delà de toute raison. Et il faut aussi répartir les nouvelles tâches qui s’ajoutent aux routines saisonnières, d’autant qu’Ange ne peut pas rejoindre son quotidien en l’état. Il s’est retiré dans une routine plus restreinte, la seule propre à apaiser son esprit. Du moins on l’espère.

S’en tenir à la base… Ce qui doit être fait l’est. Il faut à présent témoigner. Tâche sans cesse remise au lendemain. 

Délaissant les écrans, Ange trempe dans l’encre une plume souple, il l’a conçue et imprimée en 3D, et s’arrête au seuil de la page blanche. Pas facile d’y structurer et encore moins d’y jeter ce qui a été mille fois pensé.

« Si de nombreuses personnes s’étaient interrogées quant aux causes de notre multiplication à partir des années 2000-2010, personne n’aurait cru alors que de parias nous représenterions l’avenir des mortels. 

La survenue de ce virus qui corrompait tout ceux qui se touchaient nous a, en toute logique, épargné. Les neurotypes ne voyaient en nous que des erreurs de la nature à réformer et à instruire des coutumes sociales. Pourtant, nous sommes révélés être la seule intelligence qui, spontanément, a évité toute possibilité de contamination. 

Là où la normalité a emporté dans leur instinct grégaire presque tous les humains qui faisaient le monde surpeuplé et maltraité, grâce à nos singularités, nous avons survécu. Nous sommes parvenus, non sans mal, à nous regrouper à des fins organisationnelle des besoins de base, tout en conservant notre réserve. Certaines de nos communautés ont même désiré se reproduire de manière raisonnée pour que les anciens ne se trouvent jamais délaissés. Je remercie ici les nôtres qui ont accepté leur part de féminin au point d’enfanter.

Car lorsque nous nous sommes retrouvés, nous avons pris conscience que nos singularités dépassaient désormais notre manière de penser, de nous comporter et de fonctionner. Les corps de la plupart d’entre nous ont enfin résolu la dichotomie humaine, la nécessité d’un masculin et d’un féminin et de ce fait tous les troubles qui semblent être inhérents à cet état. 

Mais pour éviter tout risque de corruption, toute possibilité de marche arrière, nous avons dû prendre des décisions difficiles à l’égard des neurotypes survivants. Ils sont incapables de suivre nos règles de vie distanciée. Ils sont également porteurs du virus qui, a terme, aurait éteint toute vie sapiente sur Terre. En échange de notre aide nous leur avons imposé deux règles. Leurs éléments séropositifs seraient séparés de leurs groupes et enfermés dans des lieux dont ils ne sortiraient jamais, à charge pour nous de pourvoir à leurs besoins et à leur confort. Et, dans tous les cas,  nous effectuerions la stérilisation de tous ceux qui se présenteraient à nous, qu’ils soient ou non contaminés.

Nous ne pouvons en aucun cas prendre le risque qu’ils puissent à nouveau croître et multiplier. »

Ange dépose la plume après l’avoir soigneusement nettoyée. Que dire de plus ?

None allait sonner : 4, 3, 2, 1… les tâches suspendues, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Tête droite sous sa capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. 

Mais Ange dévie de son chemin tout tracé dans le cloître. Sans méditer sur le sens de qui guide ses pas, il se rend à l’infirmerie. Les cris cessent dès son entrée. Lilith soulève la tête, inquiète que son enfant se taise. D’un signe elle est rassurée. Ange se penche sur la créature à peine ébauchée et l’examine. 

Esquissant ce qui aurait dû être un sourire, l’annonce solennelle tombe : nous pouvons le garder.

Le soulagement respire et la chape du silence se referme tandis qu’Ange sort. Mentionner la bonne nouvelle. 

Le petit être est pareil à nous.

L’humanité a tourné la page.

Sapiens Autismus Hermaphroditus est né.