Métamorphose

Il était une fois une petite sorcière. Pas méchante pour un sou, elle avait pourtant souvent bien du mal à se faire accepter. On riait d’elle ou l’on en avait peur, ce qui, parfois, est la même chose. Lorsque la petite sorcière grandit, elle s’aperçut qu’elle se métamorphosait. Longtemps enfermée dans la gangue de sa chrysalide, un beau jour, elle en sortit enfin et éprouva une drôle de sensation dans le dos. Ce n’était pas à proprement parler désagréable, cela chatouillait un peu… Elle en parla à un ami qu’elle avait toujours considéré comme son nounours, celui à qui on peut tout raconter, au creux de l’oreille, dans le noir. Celui-ci s’étonna :
– Mais comment ? Tu ne vois pas que ce sont tes ailes qui poussent ?
– Mes ailes, mais…
– Absolument, tes ailes… Je les vois, moi, petite fée…
– Je croyais que…
– Que tu étais une sorcière… Mais fée et sorcière ne sont que l’avers et le revers de la même médaille…
Toujours perplexe, mais un peu rassurée, la petite fée reprit sa vie… Si chaque jour elle sentait ses ailes se déployer davantage, tout n’avait pas changé pour autant. Certes, elle avait appris à faire rire les gens, mais certains ne la craignaient pas moins qu’auparavant. Pourtant, une fée aurait dû effrayer moins qu’une sorcière…
Elle s’en retourna voir son confident et lui confia ce qui l’attristait. Il prit un air grave et déclara :
– Tu sais, le problème ne vient pas de toi, mais des autres… La plupart d’entre eux ne perçoivent que confusément ce que tu es. Leur esprit est obtus et ne peut accepter de voir ce qui devrait leur crever les yeux… Alors, ils se sentent mal à l’aise et c’est plus d’eux-mêmes que de toi qu’ils ont peur.
La petite fée acquiesça, mais n’en fut pas consolée pour autant. Son ami continua :
– Tu sais, un jour, d’autres que moi pourront savoir ce que tu es. D’autres et surtout un autre…
Et effectivement, quelque temps plus tard, la fée revit un autre grand ami, le grand frère qu’elle n’avait jamais eu. Il se pencha un peu et lui dit :
– Elles poussent bien, tu sais…
Et elle sentit ses ailes s’ébrouer de fierté !
Mais si ses vrais amis voyaient qui elle était, et ne l’en aimaient que davantage, au quotidien, elle se sentait malgré tout bien seule. Aucun des garçons qu’elle rencontrait, et qui lui plaisaient, ne semblait la comprendre. Tous manifestaient à son égard cette attitude à la fois fascinée et méfiante qu’elle ne connaissait que trop bien.
Elle en parla alors à son grand frère. Le sourire en coin, il lui dit :
– Il faut embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver le prince charmant…
L’expression la fit rire. Mais, plus tard, elle se demanda s’il y avait sur Terre autre chose que des crapauds… qui le restaient en toutes circonstances.
Parfois, elle préférait ne voir personne et elle s’écrivait des histoires qui lui plaisaient, même si, comme sa vie, elles n’étaient pas toujours roses. Elle se disait alors que ses récits, même s’ils étaient un peu tristes, n’en étaient pas moins beaux…
Un jour, elle oublia de fermer sa fenêtre et ses précieux feuillets s’envolèrent par la fenêtre. Lorsqu’elle rentra chez elle, la petite fée constata qu’elle avait perdu tous ses chers trésors, tous les contes qu’elle avait ciselés avec amour… Des larmes coulèrent sur ses joues devenues pâles. Elle alla chercher quelque réconfort auprès de son confident. Il la serra contre lui et lui murmura à l’oreille :
– Tu sais, rien n’est jamais vraiment perdu…
Mais le temps passait et la fée perdit peu à peu espoir de jamais retrouver ses histoires. C’est alors qu’elle reçut une lettre. Ne reconnaissant pas l’écriture sur l’enveloppe, elle l’ouvrit avec curiosité.

Chère inconnue,

J’ai mis longtemps à retrouver votre trace. Cependant, je ne suis pas certain d’avoir affaire à la personne qui a écrit les feuillets éparpillés que j’ai recueillis sur le trottoir voilà bien des mois. C’est pourquoi j’ai préféré ne pas vous les retourner avec cette lettre.
Est-ce bien vous qui avez écrit ces lignes enchanteresses ? Pendant que je vous cherchais, je n’ai cessé de les relire. J’ai à présent terminé de les recopier et je connais tellement bien votre écriture qu’un simple mot de votre part pourra me confirmer que vous êtes l’auteure de ces pages…

La fée était si heureuse que ses contes ne soient pas perdus à jamais qu’elle en battit des ailes… Elle répondit à la lettre et ce ne fut qu’au moment d’indiquer l’adresse que son enthousiasme retomba : son correspondant vivait bien loin, par-delà un terrible océan.
Elle envoya pourtant sa missive et tenta de prendre son mal en patience en attendant la réponse. Lorsqu’elle arriva, ce ne fut pas une simple lettre mais un gros paquet. Ses mains tremblaient en déchirant le carton. Il contenait bien ses feuillets égarés, il n’en manquait pas un seul. Un bref message les accompagnait :

Vous ne pouvez savoir à quel point je regrette de n’être pas à la place de ce que je vous restitue…

Elle fut émue et eut envie de découvrir davantage cet inconnu. Pendant des mois, elle ne vécut plus qu’au rythme de ces échanges lointains. Un jour, l’un d’eux lui annonça la venue de celui qu’elle avait si bien appris à connaître : il lui semblait déjà plus qu’un ami.

Fébrile, elle tournait en rond tandis que l’heure de la rencontre approchait. Elle sortit sur le pas de sa porte, en haut de la colline et vit, sur le chemin en contrebas, une silhouette qui l’observait. Ils restèrent immobiles pendant un fragment d’éternité, puis avancèrent l’un vers l’autre, sans se quitter des yeux. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque leurs corps se touchèrent presque et continuèrent à se dévorer du regard. Il se mordillait la lèvre inférieure comme intimidé ou ému. Elle esquissa à peine un geste et ils s’étreignirent.
Lorsque, bien plus tard, ils parvinrent à relâcher un peu leur étreinte, ils se regardèrent à nouveau et il vit qu’elle avait des larmes plein les yeux. La voix étranglée, il lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit :
– Mes ailes, tu ne les as pas froissées…

24/06/1997