Blog Image

Rêve de dragon

Site officiel de Annie Pilloy

Simplement un espace accessible rapidement lorsque l'envie me prend de jeter quelque chose dans la grande toile du rêve...

La bonne nouvelle

Nouvelles Posted on 10/01/2024 23:54

None allait sonner : 4, 3, 2, 1… les tâches suspendues, les outils dans leur râtelier, les ordinateurs fermés, les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. Dans le cloître entendre les pas rythmés… 4, 3, 2, 1 : prendre à gauche et arriver. La cuve bouillonne, il s’en est fallu de peu que le jus de groseille déborde. Mentionner de baisser systématiquement le feu à chaque rotation. Mais l’écumoire est à sa place et le chiffon propre à portée de main… Les gestes lents qui réconfortent, l’odeur acide des fruits cuits, les bocaux fumants sont prêts à être remplis.

Les Vêpres déjà… Oublié de compter… le sang qui se vide comme par les pieds. Être pris au dépourvu. Se mordre la langue pour ne pas crier. Respirer. Impossible de méditer. Avancer. Ne pas troubler l’ordre. Ne pas sortir du rang, surtout. L’impromptu causerait trop de perturbations en chaîne. Ne pas penser à l’enchevêtrement de tous les possibles et à leurs conséquences. Respirer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. Dans le cloître entendre les pas rythmés… Attendre à distance pour entrer au réfectoire. Entendre le glissement des pas et les robes qui frôlent parfois le cadre de la porte dans un insupportable son susurrant. Respirer, avancer, 4, 3, 2, 1 être debout à sa place. La gamelle propre là où on l’avait laissée, le gobelet semble avoir bougé. Le reflet de la carafe d’eau qui ne miroite pas où il faut. La mise en place laisse à désirer. Mentionner de veiller à l’alignement de la table. La gamelle est remplie, le gobelet plein d’eau. S’asseoir et sortir les couverts de sa manche. Respirer. Deux coups discrets : le repas peut commencer. 

Les ustensiles sont lavés et remis en place. Debout, chacun à sa place. Les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Têtes droites avec ou sans capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir du réfectoire et suivre une trajectoire déviante. Guillaume a fait glisser un message : il faut le rejoindre. Un temps d’arrêt devant la porte de la bibliothèque. Se résigner à la cogner doucement – le monde ne va pas s’effondrer de cette dissonance infernale, même si, dans le jardin, des têtes se sont levées.  

– Entrez, Ange.

Un temps d’arrêt à la porte, les yeux s’accommodent à la lumière. Une chaise vide en face du bureau de Guillaume. Mais, il n’est pas seul. Cela va à l’encontre de toutes les règles. Le sang qui se vide comme par les pieds. Être pris au dépourvu. Se mordre la langue pour ne pas crier. Respirer. Guilhemine prend la parole, le regard fixé sur le rayonnage à l’arrière.

– Une horde de Neurotypes est en mouvement. Ils ont été aperçus par le guet du Ponant. Ils se dirigent vers nous.

Depuis les mois qu’ils marchaient à la recherche d’un oasis, jamais les membres de la horde n’avaient été aussi proches du désespoir. Leur dernier recycleur d’urine venait de les lâcher, leurs ultimes réserves de boissons s’amenuisaient à vue d’œil malgré un rationnement de plus en plus sévère et les données hydrologiques qu’ils avaient captées, au détour d’une connexion à un satellite en perdition, n’étaient plus à jour. 

Ils avaient dû abandonner leurs véhicules électriques dont les batteries ne pouvaient plus être rechargées et les panneaux solaires portatifs ne produisaient plus assez d’énergie en cette saison où le ciel était gris en permanence. 

Si au moins il s’était mis à pleuvoir…

Ils suivaient cahin-caha le lit d’un fleuve desséché quand, en prenant de la hauteur, ils aperçurent ce qu’ils auraient pu croire un mirage : les murs en excellent état d’une closerie.

S’ils savaient d’avance l’accueil qui leur serait fait, ils n’avaient plus d’autre choix que de s’y rendre.

Ange sort de la salle en s’essuyant une fois de plus les mains sur son long tablier. Elles ont beau avoir été lavées et récurées, les ongles être coupés à ras à en saigner, des taches rouges dansent encore devant ses yeux. Mais personne n’est apte à prendre la relève. Ce qui doit être fait lui incombe… Les instants respirés et médités, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Cela ne fonctionne pas. Pas moyen de se reprendre, étouffé par les images rémanentes de ces abdomens béants. 

Contre toute raison, Ange passe à pas précipités la porte de l’enceinte extérieure, devant le portier de garde médusé. Heureusement qu’il se contente de la refermer. Il ne voit pas Ange, soulevant ses robes, qui s’enfuit dans la nuit en poussant le plus lugubre des hurlements. 

Ce qui doit être fait l’a été.

Les membres de la horde repartaient. Leurs corps ne les faisaient presque plus souffrir et ils avaient reçu tout ce qui était nécessaire à leur survie ainsi qu’un certificat accompagné d’un laisser passer qui leur ouvriraient les portes des autres closeries. Pour qu’ils restent valables, il devaient dorénavant éviter tout contact avec les autres groupes d’errants et n’en accepter aucun parmi eux.

Ils avaient aussi dû abandonner deux de leurs membres, porteurs sains, et Lilith. Même après sa délivrance, elle ne pourrait pas les rejoindre avant plusieurs lunes, mais qui l’aurait voulu ?

Dans la léproserie, Abélard et Héloïse ne savaient pas encore s’ils devaient pleurer sur leur sort ou s’en réjouir. Ils étaient ensemble et, qui sait, peut-être d’autres compagnons d’infortune viendraient les rejoindre. Peut-être même Lilith si elle préférait ne pas s’éloigner du fruit de ses entrailles et reprendre la route. Leur prison était spartiate, mais ils y mangeraient à leur faim. Et qui sait, peut-être qu’un jour le cauchemar finirait…

Guillaume et Guilhemine ont hâte que viennent les prochaines élections. Leur charge est trop lourde, mais qui d’autre parmi eux est capable de l’assumer ?

Pour le conseil général, il faut prendre en compte toutes les remarques mentionnées, malgré les événements récents qui ont bouleversé leur communauté, au-delà de toute raison. Et il faut aussi répartir les nouvelles tâches qui s’ajoutent aux routines saisonnières, d’autant qu’Ange ne peut pas rejoindre son quotidien en l’état. Il s’est retiré dans une routine plus restreinte, la seule propre à apaiser son esprit. Du moins on l’espère.

S’en tenir à la base… Ce qui doit être fait l’est. Il faut à présent témoigner. Tâche sans cesse remise au lendemain. 

Délaissant les écrans, Ange trempe dans l’encre une plume souple, il l’a conçue et imprimée en 3D, et s’arrête au seuil de la page blanche. Pas facile d’y structurer et encore moins d’y jeter ce qui a été mille fois pensé.

« Si de nombreuses personnes s’étaient interrogées quant aux causes de notre multiplication à partir des années 2000-2010, personne n’aurait cru alors que de parias nous représenterions l’avenir des mortels. 

La survenue de ce virus qui corrompait tout ceux qui se touchaient nous a, en toute logique, épargné. Les neurotypes ne voyaient en nous que des erreurs de la nature à réformer et à instruire des coutumes sociales. Pourtant, nous sommes révélés être la seule intelligence qui, spontanément, a évité toute possibilité de contamination. 

Là où la normalité a emporté dans leur instinct grégaire presque tous les humains qui faisaient le monde surpeuplé et maltraité, grâce à nos singularités, nous avons survécu. Nous sommes parvenus, non sans mal, à nous regrouper à des fins organisationnelle des besoins de base, tout en conservant notre réserve. Certaines de nos communautés ont même désiré se reproduire de manière raisonnée pour que les anciens ne se trouvent jamais délaissés. Je remercie ici les nôtres qui ont accepté leur part de féminin au point d’enfanter.

Car lorsque nous nous sommes retrouvés, nous avons pris conscience que nos singularités dépassaient désormais notre manière de penser, de nous comporter et de fonctionner. Les corps de la plupart d’entre nous ont enfin résolu la dichotomie humaine, la nécessité d’un masculin et d’un féminin et de ce fait tous les troubles qui semblent être inhérents à cet état. 

Mais pour éviter tout risque de corruption, toute possibilité de marche arrière, nous avons dû prendre des décisions difficiles à l’égard des neurotypes survivants. Ils sont incapables de suivre nos règles de vie distanciée. Ils sont également porteurs du virus qui, a terme, aurait éteint toute vie sapiente sur Terre. En échange de notre aide nous leur avons imposé deux règles. Leurs éléments séropositifs seraient séparés de leurs groupes et enfermés dans des lieux dont ils ne sortiraient jamais, à charge pour nous de pourvoir à leurs besoins et à leur confort. Et, dans tous les cas,  nous effectuerions la stérilisation de tous ceux qui se présenteraient à nous, qu’ils soient ou non contaminés.

Nous ne pouvons en aucun cas prendre le risque qu’ils puissent à nouveau croître et multiplier. »

Ange dépose la plume après l’avoir soigneusement nettoyée. Que dire de plus ?

None allait sonner : 4, 3, 2, 1… les tâches suspendues, le ballet des pas comptés peut commencer. 5, 6, 7 inspirer, 8, 9, 10, 11 expirer. Tête droite sous sa capuche et regard fixe comme vide, 12, 13, 14 inspirer, 15, 16, 17, 18 expirer. Marquer un temps d’arrêt. Freiner les pensées malgré le désagrément inhérent au changement qui fait frissonner. Sortir d’une tâche et aller vers une autre dans la routine qui se veut rassurante. 

Mais Ange dévie de son chemin tout tracé dans le cloître. Sans méditer sur le sens de qui guide ses pas, il se rend à l’infirmerie. Les cris cessent dès son entrée. Lilith soulève la tête, inquiète que son enfant se taise. D’un signe elle est rassurée. Ange se penche sur la créature à peine ébauchée et l’examine. 

Esquissant ce qui aurait dû être un sourire, l’annonce solennelle tombe : nous pouvons le garder.

Le soulagement respire et la chape du silence se referme tandis qu’Ange sort. Mentionner la bonne nouvelle. 

Le petit être est pareil à nous.

L’humanité a tourné la page.

Sapiens Autismus Hermaphroditus est né.



Lâcher prise

Nouvelles Posted on 22/06/2009 21:02

J’ai dû admettre qu’il me fallait lâcher prise.
J’aimais trop mes semblables pour être efficace dans mon travail. J’y avais épuisé toutes mes ressources humaines.
Depuis lors, je n’officiais plus en tant que Mentaliste et je portais ces sortes de boules Quies qui me rendaient sourde à leurs pensées.

Pourtant, je dus retourner consulter le technicien qui les avait adaptées à ma puissance de perception. Certaines rumeurs me parvenaient à nouveau. Cela me perturbait beaucoup après un an de quiétude laiteuse. À la suite de différents tests, il me dit que tout fonctionnait correctement. Il m’avait soumise à des émetteurs puissants et je n’avais rien capté des formes géométriques simples qu’ils visualisaient.

Rassérénée, je rentrai chez moi en métro suspendu. La ville était baignée de verdure et le soleil couchant la paraît des plus beaux atours de mai. C’est alors que je perçus non plus seulement des brides de rires, mais aussi des formes luminescentes qui me frôlaient.

Le lendemain, le technicien me regarda d’un air d’abord ébahi et ensuite presque réprobateur. Il me refit pourtant repasser tous les tests sans sourciller et me les transmit d’un air résigné. Comme je l’appréhendais, tous étaient aussi négatifs que la veille. Il me conseilla vaguement d’aller voir un Psychique ou un de mes anciens collègues et me raccompagna en fermant soigneusement la porte derrière moi.

Je me retrouvai dans le couloir lumineux et je m’affalai sur un banc. Les reflets dans les vitres. C’étaient juste des reflets dans les vitres. Mon imagination avait fait le reste.
Lors de ma démission, on m’avait mise en garde à propos de ces phénomènes dus à un sevrage trop brutal des sensations et sentiments des autres.
Une étincelle nacrée se mit à danser devant mes yeux et j’eus beau les frotter et les faire rouler, elle ne disparut pas.
Je me résolus donc à vivre avec les échos du membre mental dont j’avais choisi de m’amputer. Peu de temps après, je m’en amusais sans m’en lasser : mes jours furent comblés de scintillances.

Un peu plus de deux mois plus tard, Zap et Siby s’inquiétèrent de mon silence. Ils avaient accepté depuis longtemps mes absences et mes disparitions, surtout depuis que je ne pratiquais plus que le langage ordinaire.
Eux continuaient à pratiquer le Mentalisme avec succès et ils craignaient que je n’en souffre. Je leur savais gré de leurs prévenances et c’est pourquoi j’acceptai immédiatement leur invitation à passer une semaine en leur compagnie dans leur maison au milieu des bois. D’autant plus que Gaspard serait de la partie et que ses talents culinaires auraient sorti n’importe quel ermite de sa tanière.

– Sarah ! Vous êtes enfin là, s’exclama Gaspard en m’ouvrant la porte.
Je n’avais jamais compris pourquoi il continuait à s’affubler de ce costume de majordome aussi suranné que rigide. Mais je dois admettre qu’il le portait avec élégance et qu’il m’était impossible de l’imaginer en survêtement.
Je m’installais dans la chambre sous les combles. De la fenêtre, on n’apercevait que la mouvance des feuilles. Mais, bien sûr, j’y aperçus mes lumières amies qui semblaient bien plus nombreuses ici. J’en conclus que la diminution des stimuli extérieurs amplifiait mes perceptions fantômes.

Le repas était tellement délicieux qu’aucun de nous ne parla. Mais, bien sûr, Zap et Siby n’en avaient nul besoin et je soupçonnais depuis toujours Gaspard d’avoir un talent au moins égal au leur mais de ne simplement point vouloir en faire état.

J’hésitais à parler à mes amis de mes visions. Siby sourit. Si j’étais sourde, je n’en restais pas moins émettrice !
– Pourquoi n’essayeriez-vous pas d’enlever votre protection ? Nous sommes peu nombreux ici et tous en grande forme mentale. Nous ne risquerons pas de vous contaminer !
– Je ne sais pas trop quels en seraient les effets. Déjà qu’elle ne me protège pas de réminiscences, comme vous le savez… dis-je en secouant mes boucles rousses.
Gaspard revenait de la cuisine avec un plateau où trônait une théière odoriférante : son fameux Earl Grey maison ! Il disposa les tasses et versa le liquide ambré. Puis il plaça ostensiblement devant moi une assiette de ses biscuits au citron en me glissant un sourire.
– Les scientifiques ont toujours une « bonne » explication à tout, me dit-il. Mais faut-il pour autant s’y limiter ?
– Gaspard, vous parlez souvent par énigme !
– Et vous, vous émettez de trop belles images pour ne pas éprouver l’envie d’en percer le secret…

Zap était toujours silencieux et réservé, ce qui ne lui ressemblait guère. À quoi pouvait-il bien penser ? Il m’aurait suffi d’oser me défaire de ma protection et j’aurais cessé de m’interroger… Ou de simplement le lui demander.
– Vous êtes bien songeur Zap…
– Oui, vos visions me rappellent un épisode de l’histoire des Anges. Le connaissez-vous ?

Gaspard attisa le feu et nous proposa de nous installer confortablement pour une veillée à l’ancienne.

Zap ferma les yeux et récita plus qu’il ne conta :

« C’était déjà la fête lorsque les hommes recevaient les chrysalides des mains des Anges. Pourtant, cela annonçait aussi que la saison triste allait revenir et qu’il faudrait patienter jusqu’au retour de la Lumière.
Les femmes avaient allumé de grands feux qui brûlaient depuis plusieurs jours et plusieurs nuits. Les hommes récoltaient les tisons et les disposaient dans les vasques de pierre de la grotte. Tout à côté, les niches où reposaient les chrysalides avaient été garnies de mousse odorante par les enfants.
Pendant toute la saison triste, entretenir les feux, vider les cendres des vasques et les remplir de braises rougeoyantes détournerait l’attention des humains de la mélancolie.
Les chrysalides grossissaient et palpitaient. Elles éclairaient leurs loges de lueurs changeantes que les enfants aimaient contempler. C’était au premier qui entendrait le craquement annonciateur du retour de la Lumière.
Alors, lors de la première nuit de la pleine lune, les Anges revenaient et, tels des lampions, ils accrochaient les chrysalides aux branches.
Pendant ce temps, les hommes chantaient et dansaient avec les enfants, tandis que les femmes de tous âges se baignaient et se lavaient mutuellement la chevelure.
Tous tombaient enfin dans la plus profonde léthargie. Ils n’en étaient tirés que par les rayons du soleil à son zénith.
Des Anges revenaient alors au village et contaient la Lumière aux enfants émerveillés. Les hommes se baignaient à leur tour.
Les femmes, rieuses et graves, allaient à la clairière où les chrysalides se fendaient sous l’astre triomphant. Leurs cris de joie faisaient vibrer l’air à chaque jaillissement de papillon. Les ailes à peine séchées, il choisissait une femme. Dans une danse de couleurs, le couple s’écartait alors un peu vers l’orée ombragée. Lorsque tous étaient éclos et que toutes étaient élues, le plus grand silence régnait. Et sous le regard bienveillant des Anges, tandis que les hommes attendaient à la lisière de la forêt, le rituel commençait.
La tête vers le centre de la clairière où rêvaient les Anges, les femmes étaient allongées sur le dos. Leurs jambes étaient grandes ouvertes. Les porteurs ailés de la Lumière se tenaient sur leur bas-ventre qu’ils pétrissaient de leurs pattes arrière. Leurs ailes caressaient l’intérieur de leurs cuisses. Leurs pattes avant stimulaient le plaisir des femmes : cela leur permettait alors d’enfoncer leurs trompes en elles, en suscitant la plus grande des extases.
Leur ouvrage terminé, ils voletaient, éteints, jusqu’aux nasses que leurs tendaient les Anges. Lorsque tous étaient recueillis, les Anges bénissaient les femmes languissantes et s’en retournaient chez eux, emportant leur trésor.
Voyant les Anges prendre leur envol, les hommes accouraient dans la clairière. Ils y retrouvaient l’une ou l’autre compagne encore chaude et grisée. Et leurs ébats se poursuivaient jusqu’à la tombée de la nuit.

Pourtant, jamais il ne naissait d’enfant des fêtes de la Lumière. »

Pendant un moment, le crépitement du feu fut seul maître du silence que je rompis :

– Bien belle histoire, Zap.
– Oui, mais bien incomplète, conclut Gaspard.
Siby sourit :
– Hé bien pour ma part, la suite sera pour demain ! Je meurs de fatigue…
– Je te suis, fit Zap.

Gaspard finissait de débarrasser la table.
– Vous ne semblez pas avoir sommeil, Sarah. Puis-je vous proposer une promenade au clair de lune ?
– Quelle charmante idée !
J’étais soulagée de ne pas déjà me retrouver seule avec mes lucioles et ravie par la perspective d’en voir de vraies.

Gaspard m’emmena dans une harmonieuse clairière au fond de laquelle coulait un ruisseau. Je remarquai immédiatement un cercle de pierre. J’aurais dû m’en douter…
– Une réponse à l’énigme, bien sûr !
Il me répondit par une mimique comique, jouant les offusqués. Nous nous assîmes contre le tronc d’un chêne en contemplant les reflets de la lune dans l’eau.
– Voulez-vous attendre demain pour avoir la suite de l’histoire ?
– Vous savez bien que non, Gaspard. Mais n’allons-nous pas déranger des visiteurs potentiels…
C’est à ce moment qu’une créature luminescente se posa sur l’épaule de Gaspard. Ils semblèrent deviser silencieusement pendant ce qui me parut une éternité. Pendant ce temps, d’autres formes effectuaient des chorégraphies compliquées au-dessus du cercle de pierre.
Je restai bouche bée et ne pouvant me résoudre à rompre la magie du moment d’une parole qui eût paru tonitruante, j’enlevais prudemment ma protection mentale.
Heureusement, les voix et les rires des petits résonnaient comme autant de litanies mélodieuses. La « voix » de basse de Gaspard en marquait le rythme profond.
– Que pensez-vous de nos petits amis ? me demanda-t-il en silence.
– « Nos » amis ?
– Bien sûr, cela fait longtemps qu’ils tentent de communiquer avec vous, et qu’ils l’ont fait, en quelque sorte, puisque vous avez joué ensemble.
– En ville ?
– Naturellement. Ils sont partout, mais il est des lieux plus propices à leur perception, même par le commun des mortels.
– Et comment se fait-il que je ne les perçois que depuis que je me suis coupée du Mental des humains ?
– Vous vous êtes débarrassées de ce que l’on pourrait appeler des « pensées parasites ». Celles des êtres humains sont si nombreuses en ville qu’elles ne permettent généralement plus de capter des fréquences plus subtiles…
– Et donc ma protection n’est réglée que sur les fréquences d’émission humaines. Voilà qui, au moins, reste scientifique comme explication.
– Mais le reste l’est tout autant, chère Dame…
Je dus avoir l’air tellement idiot que les créatures jouèrent à l’explosion d’un feu d’artifice en pouffant de rire.
– Ne vous moquez pas de moi ! Des êtres de tout temps réputés féeriques ne peuvent pas être, être, être…
Je m’effondrai en sanglots comme une petite fille. Les petits êtres se figèrent un bref instant pour ensuite se regrouper autour de moi, tentant d’arrêter mes larmes en me caressant le visage, en s’accrochant à mes cheveux et en se posant sur mes mains qui tremblaient. Je retrouvai rapidement mon calme et Gaspard me tendit un mouchoir. Je l’utilisais le plus doucement que je pus pour ne pas effrayer nos amis.
Je regardais la petite femme qui venait de se reposer dans ma main. Comme moi, elle avait de longs cheveux roux striés de quelques fils d’argent. Notre ressemblance était étonnante.
J’interrogeai Gaspar du regard.
– Il ne serait pas étonnant que vous ayez un lointain ancêtre commun, susurra-t-il.
– Cette histoire d’Anges et de papillons ?
Gaspard opina.
– Mais ce n’est qu’une légende de plus des défenseurs de l’origine extra-terrestre de nos ancêtres !
– Toutes les légendes ne contiennent-elles pas une part de vérité ?
– Je l’admets. Et cette version a au moins le mérite de ne plus cataloguer les Outre Terre comme de petits monstres gris ou verts qui enlèvent les humains et leur font subir mille sévices et analyses tous plus traumatisants les uns que les autres… Mais l’histoire racontée par Zap disait qu’il ne naissait jamais d’enfants des fêtes de la lumière.
– C’est là un raccourci qui évite de sortir de la poésie pour entrer dans le prosaïsme.
– Alors, racontez-moi…
Mon double miniature s’agita dans ma main. Elle voulait attirer mon attention vers la mise en scène que me proposaient ses semblables.

Certains petits êtres se roulèrent en boule pour simuler des cocons non éclos dissimulés çà et là dans la forêt. Ils s’éveillaient à la vie bien après la fête de la Lumière et trouvaient sans peine de quoi subvenir à leurs besoins. Ils butinaient de fleur en fleur, virevoltaient dans la lumière, s’accouplaient et se reproduisaient entre eux. Mais certains, plus grands que les autres, restaient solitaires et aimaient à suivre les femmes humaines lorsqu’elles s’aventuraient seules pour ramasser du bois ou cueillir des plantes médicinales. Certaines d’entre elles s’amusaient avec ces papillons multicolores tant et si bien qu’ils s’apprivoisèrent. De connivences en connivences, ils en venaient à ses jeux moins sages, mais tellement plus délicieux. L’hiver venu, les papillons disparaissaient et le ventre de leurs compagnes d’ébats s’arrondissait.
Les autres membres de la tribu, loin des considérations morales d’un patriarcat encore à venir, ne s’offusquaient nullement de ces grossesses. Au contraire chaque naissance d’un petit être ailé était célébrée par de grandes fêtes et considérée comme un gage de bonheur. Ils étaient élevés parmi les humains et n’avaient pas leur pareil pour amuser les autres enfants. Par contre, il était rare que l’un ou l’une d’entre eux puisse trouver un compagnon humain. Ils prirent alors pour habitude de se regrouper à la saison des amours pour se choisir un partenaire.

Le tableau se disloqua et toutes les créatures s’égaillèrent dans la brise qui se levait. Ma petite sœur ailée qui s’était assise en tailleur au creux de ma main s’étira membres et ailes et me souffla un baiser qui résonna comme un « à bientôt ».
Gaspard et moi nous retrouvâmes seuls sous la caresse de la lune. Je soupirai :
– Quel dommage que tout le monde ne puisse pas contempler ces merveilles…
– Ne vous inquiétez pas de cela, Sarah. Nous nous y employons.

Je remis ma protection en place et nous rentrâmes en silence dans la nuit devenue plus fraîche, mais parfumée de rumeurs de rêves.

(J’avais envoyé cette nouvelle écrite au début de l’année 2009 à un concours. Je ne pouvais la diffuser d’aucune manière avant que le couperet tombe. Il est tombé, comme je m’en doutais. Je peux donc la publier! smiley)



L’à Tente écrit en 2003

Nouvelles Posted on 05/06/2009 02:01

L’à tente

Il hésita. On l’avait pourtant bien prévenu qu’il fallait faire preuve d’une ferme détermination. Il se sentait tout à coup si vide. Il ne se rappelait pas davantage les bons conseils que la raison même de sa présence. Le vent ébouriffait son vêtement tandis qu’il s’éloignait, penaud. Le sable lui gifla le visage et la mémoire lui revint en même temps que sa perception du monde. Il en vit alors des centaines, comme lui, rebroussant chemin, écrasés par le poids de leurs vies.
Le soir tombait. Il se dirigea vers le bistrot de l’À File où tout avait commencé. En vain. Il le sut dès qu’il secoua la poussière de ses sandales sur le seuil. Le vieil homme qui prétendait être arrivé à ses fins, là où il avait échoué, n’était pas là. Il s’enquit de sa disparition auprès du barman hiératique qui faisait tournoyer une pièce de bronze.
– Phéore ? Je crois qu’il est parti pour de bon, dit le cerbère en pariant mentalement sur pile.
– Ah.
La pièce retomba sur la tranche. Le barman fronça ses sourcils broussailleux.
– Oui, la vie lui avait déjà tout apporté. Alors il y est retourné.
– Ça fait longtemps ?
– Dans les quatre ou cinq jours. Il doit avoir trouvé ce qu’il cherchait.
– Évidemment, c’est une demande simple à formuler. On trouve toujours la personne pour y répondre !
– Et vous, vous y alliez pourquoi ? s’enquit le barman en renvoyant la piécette en l’air d’une pichenette.
– Le problème est bien là : je n’en suis plus certain.
– Oh vous savez, c’est le cas le plus banal, conclut-il en écrasant la monnaie sur l’avers poilu de sa main.
– Y a pas à dire, vous savez trouver les mots qui réconfortent, dit-il, finissant son verre tout en se levant.

Il se tourna et se retourna sans plus trouver le sommeil que les nuits précédentes. Le but de sa quête lui apparaissait en visions fugitives, jouant à cache-cache entre les pans érodés de son inconscient. Pourtant, au petit matin, il s’endormit un sourire au coin des lèvres.
Le soleil caressa sa joue. Le moment était venu. D’un revers de rêve, il chassa la piqûre du réel qui l’avait agacé lors de ses précédentes tentatives. Il ouvrit les yeux et ses sens accueillirent les perspectives autrefois refusées.
Il se lava méticuleusement, gaspillant même un peu d’eau, et enfila sa robe préférée, celle qui était un peu élimée au col et aux manches.

– Le problème, disait Phéore, c’est qu’il est nécessaire, en général, que la clef et la serrure soient synchronisées. Elles existent peut-être, en dehors, mais là, elles ont encore moins de chance de se rencontrer. C’est tout dire. Bien sûr, continuait-il en se lissant la moustache, on peut régler tout ça de façon définitive. Mais c’est un peu idiot d’en arriver là tout de suite. Il me semble qu’il y a mieux à trouver.
Mais lorsqu’il l’interrogeait sur ce mieux, Phéore restait évasif. Jusqu’au jour où, se drapant dans un pan de son vêtement, il déclara, l’air entendu :
– Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres pas. Nous pouvons agir sur les premières, mais des autres, il ne faut rien espérer au risque d’être déçu.
Il n’avait plus revu Phéore depuis.

Le soleil se couchait lorsqu’il parvint sur la place. Il jeta un œil vers l’À File dont les lampes jouaient avec les derniers rayons. L’immense flot des refoulés regagnait leur demeure, la tête basse et la sandale pesante. Mais pour la première fois, il vit aussi quelques couples. Un vieillard boiteux tenait par la main un jeune homme, vantant la tradition de son art et se réjouissant de pouvoir la partager. Une femme au corps de liane caressait de ses voiles l’ombre de son partenaire et riait comme l’eau claire qui choit sur les rochers. Un enfant grattait la tête d’un grand chien noir et feu. Il lui parlait gravement à l’oreille. La bête le contempla longuement et, lui prenant délicatement la main dans la gueule, l’entraîna vers la sortie du bourg. C’est alors qu’il crut voir sortir Phéore. Il fit un pas dans sa direction, mais la foule pesante l’avait englouti. Seule lui restait la saveur de la connivence. Il se plaça dans le rang, contemplant le fronton au-dessus des parois que le vent faisait haleter : Salle d’À Tente. Les feux du crépuscule allumaient les piquets de métal polis par le sable Les toiles inusables délavées de déceptions s’empourprèrent.
Les personnes devant lui étaient de plus en plus nombreuses à s’arrêter avant de s’éloigner à regrets. Il ne ressentait aucune inquiétude. Arrivé sur le seuil, il fut étourdi par le contraste entre la ternitude extérieure et les fastes qui s’offraient à lui. L’À Tente qui couvrait toute la surface de la place paraissait à présent sans limites. Les mats vieil or soutenaient les pans du toit qu’il avait cru carrés. Ils respiraient, voilant et dévoilant des perspectives chatoyantes. Un reflet alluma son regard. Posément, il avança jusqu’au polygone de miroirs. Il savait où se trouvait l’entrée et il s’y coula comme dans une eau tiède.

Lorsqu’il ressortit, d’un pas souple et allégé, il se rendit au bar de l’À File. Lorsqu’il entra, les conversations s’éteignirent. Et c’est avec un sourire entendu que le patron, rattrapant une pièce au vol, lui servit un verre.
– C’est la maison qui régale !
Les conversations reprirent et il n’y eut qu’eux deux pour entendre la voix de Phéore ponctuant le « poc » de la choppe moussue :
– La même chose pour moi ! Faut fêter ça dignement : c’est pas tous les jours qu’on rencontre quelqu’un qui sait recevoir sans rien attendre !

09/06/03



Métamorphose, écrit en 1997

Nouvelles Posted on 05/06/2009 01:50

Métamorphose

Il était une fois une petite sorcière. Pas méchante pour un sou, elle avait pourtant souvent bien du mal à se faire accepter. On riait d’elle ou l’on en avait peur, ce qui, parfois, est la même chose. Lorsque la petite sorcière grandit, elle s’aperçut qu’elle se métamorphosait. Longtemps enfermée dans la gangue de sa chrysalide, un beau jour, elle en sortit enfin et éprouva une drôle de sensation dans le dos. Ce n’était pas à proprement parler désagréable, cela chatouillait un peu… Elle en parla à un ami qu’elle avait toujours considéré comme son nounours, celui à qui on peut tout raconter, au creux de l’oreille, dans le noir. Celui-ci s’étonna :
– Mais comment ? Tu ne vois pas que ce sont tes ailes qui poussent ?
– Mes ailes, mais…
– Absolument, tes ailes… Je les vois, moi, petite fée…
– Je croyais que…
– Que tu étais une sorcière… Mais fée et sorcière ne sont que l’avers et le revers de la même médaille…
Toujours perplexe, mais un peu rassurée, la petite fée reprit sa vie… Si chaque jour elle sentait ses ailes se déployer davantage, tout n’avait pas changé pour autant. Certes, elle avait appris à faire rire les gens, mais certains ne la craignaient pas moins qu’auparavant. Pourtant, une fée aurait dû effrayer moins qu’une sorcière…
Elle s’en retourna voir son confident et lui confia ce qui l’attristait. Il prit un air grave et déclara :
– Tu sais, le problème ne vient pas de toi, mais des autres… La plupart d’entre eux ne perçoivent que confusément ce que tu es. Leur esprit est obtus et ne peut accepter de voir ce qui devrait leur crever les yeux… Alors, ils se sentent mal à l’aise et c’est plus d’eux-mêmes que de toi qu’ils ont peur.
La petite fée acquiesça, mais n’en fut pas consolée pour autant. Son ami continua :
– Tu sais, un jour, d’autres que moi pourront savoir ce que tu es. D’autres et surtout un autre…
Et effectivement, quelque temps plus tard, la fée revit un autre grand ami, le grand frère qu’elle n’avait jamais eu. Il se pencha un peu et lui dit :
– Elles poussent bien, tu sais…
Et elle sentit ses ailes s’ébrouer de fierté !
Mais si ses vrais amis voyaient qui elle était, et ne l’en aimaient que davantage, au quotidien, elle se sentait malgré tout bien seule. Aucun des garçons qu’elle rencontrait, et qui lui plaisaient, ne semblait la comprendre. Tous manifestaient à son égard cette attitude à la fois fascinée et méfiante qu’elle ne connaissait que trop bien.
Elle en parla alors à son grand frère. Le sourire en coin, il lui dit :
– Il faut embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver le prince charmant…
L’expression la fit rire. Mais, plus tard, elle se demanda s’il y avait sur Terre autre chose que des crapauds… qui le restaient en toutes circonstances.
Parfois, elle préférait ne voir personne et elle s’écrivait des histoires qui lui plaisaient, même si, comme sa vie, elles n’étaient pas toujours roses. Elle se disait alors que ses récits, même s’ils étaient un peu tristes, n’en étaient pas moins beaux…
Un jour, elle oublia de fermer sa fenêtre et ses précieux feuillets s’envolèrent par la fenêtre. Lorsqu’elle rentra chez elle, la petite fée constata qu’elle avait perdu tous ses chers trésors, tous les contes qu’elle avait ciselés avec amour… Des larmes coulèrent sur ses joues devenues pâles. Elle alla chercher quelque réconfort auprès de son confident. Il la serra contre lui et lui murmura à l’oreille :
– Tu sais, rien n’est jamais vraiment perdu…
Mais le temps passait et la fée perdit peu à peu espoir de jamais retrouver ses histoires. C’est alors qu’elle reçut une lettre. Ne reconnaissant pas l’écriture sur l’enveloppe, elle l’ouvrit avec curiosité.

Chère inconnue,

J’ai mis longtemps à retrouver votre trace. Cependant, je ne suis pas certain d’avoir affaire à la personne qui a écrit les feuillets éparpillés que j’ai recueillis sur le trottoir voilà bien des mois. C’est pourquoi j’ai préféré ne pas vous les retourner avec cette lettre.
Est-ce bien vous qui avez écrit ces lignes enchanteresses ? Pendant que je vous cherchais, je n’ai cessé de les relire. J’ai à présent terminé de les recopier et je connais tellement bien votre écriture qu’un simple mot de votre part pourra me confirmer que vous êtes l’auteure de ces pages…

La fée était si heureuse que ses contes ne soient pas perdus à jamais qu’elle en battit des ailes… Elle répondit à la lettre et ce ne fut qu’au moment d’indiquer l’adresse que son enthousiasme retomba : son correspondant vivait bien loin, par-delà un terrible océan.
Elle envoya pourtant sa missive et tenta de prendre son mal en patience en attendant la réponse. Lorsqu’elle arriva, ce ne fut pas une simple lettre mais un gros paquet. Ses mains tremblaient en déchirant le carton. Il contenait bien ses feuillets égarés, il n’en manquait pas un seul. Un bref message les accompagnait :

Vous ne pouvez savoir à quel point je regrette de n’être pas à la place de ce que je vous restitue…

Elle fut émue et eut envie de découvrir davantage cet inconnu. Pendant des mois, elle ne vécut plus qu’au rythme de ces échanges lointains. Un jour, l’un d’eux lui annonça la venue de celui qu’elle avait si bien appris à connaître : il lui semblait déjà plus qu’un ami.

Fébrile, elle tournait en rond tandis que l’heure de la rencontre approchait. Elle sortit sur le pas de sa porte, en haut de la colline et vit, sur le chemin en contrebas, une silhouette qui l’observait. Ils restèrent immobiles pendant un fragment d’éternité, puis avancèrent l’un vers l’autre, sans se quitter des yeux. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque leurs corps se touchèrent presque et continuèrent à se dévorer du regard. Il se mordillait la lèvre inférieure comme intimidé ou ému. Elle esquissa à peine un geste et ils s’étreignirent.
Lorsque, bien plus tard, ils parvinrent à relâcher un peu leur étreinte, ils se regardèrent à nouveau et il vit qu’elle avait des larmes plein les yeux. La voix étranglée, il lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit :
– Mes ailes, tu ne les as pas froissées…

24/06/1997



À Korrigan

Nouvelles Posted on 12/05/2009 18:44

Ravissement

Les chats ont tous leurs manies. Et ces particularités les rendent irrésistibles. Ils ont tous leur signature, leur marque de fabrique, leur truc bien à eux pour nous faire craquer. Ils nous mènent par le bout du nez en nous incitant à croire que nous sommes les maîtres.
Ils nous font de grands yeux attendrissants ponctués d’un « mamaouw » fondant qui nous fait nous précipiter pour leur offrir une gâterie. Certains se frottent à notre visage ou donnent de grands coups de tête affectueux. Ils nous marquent mine de rien en affûtant amoureusement leurs moustaches.
Presque tous les chats aiment pétrir. Ma cuisse droite est là pour en témoigner : elle est constellée d’une myriade de petits points rouges. Pourquoi la droite ? Question sans réponse. Mais une chose est certaine : ils se sont passé la consigne.
Certains cherchent aussi leur bonheur en tétant avec application. De préférence les pulls que je les occupe ou non. Le comble de la félicité consistait à pétrir ma jambe droite tout en rendant mon pull gluant de salive.
C’était avant l’arrivée de Korrigan.

De ma reddition dépendait sa survie. Il m’embrasa de ses yeux d’or sombre. J’étais déjà sous emprise. Lorsque je le pris contre moi, je ne m’interrogeai même pas que ce bébé de quelques semaines pesât au moins dix fois son poids, mais pas sur la balance du vétérinaire.
Jour après jour, je me perdais avec délices dans le labyrinthe de ses lignes parfaites. Le nombre d’or devait avoir été inventé pour approcher la perfection des proportions de sa frimousse triangulaire surmontée de très grandes oreilles. Il savait toutes les séductions de sa gent par cœur. J’étais prise dans la toile de ses démonstrations de reconnaissance.
Mais Korrigan se refusait toujours à perpétuer la tradition du pétrissage de cuisse droite. Le consensus félin ne l’avait pas touché.
Il grandissait tellement vite que rien ne pouvait le rassasier. À chaque repas, il s’agissait de défendre férocement son assiette, sans quoi il avait la truffe dedans.
Quelques semaines après son adoption, il grimpa sur mon épaule et entreprit à grand renfort de ronrons de téter avec application le dessus du lobe de mon oreille gauche.
Sa délectation était contagieuse, son extase communicative et ces moments fusionnels me furent bientôt aussi indispensables qu’à lui.
Korrigan grandissait toujours plus. À sept mois, il dépassait en taille certains de mes chats adultes. Il passait ses jours et ses nuits à jouer à tour de rôle avec eux. Il était infatigable.
Moi, par contre, j’étais loin d’être en forme. J’avais été malade tout l’hiver et, bien que remise en ce début de printemps, il m’arrivait encore souvent de faire le tour de l’horloge. Je pris des vitamines à répétition, mais rien n’y fit. Mes faims se firent impérieuses. Je tremblais dès qu’elles m’étreignaient. Pourtant je ne perdais pas de poids.
Mais toutes mes questions et mes inquiétudes étaient balayées lorsque Korrigan m’enrobait de ses ronrons lénifiants en me tétant l’oreille.
Un jour que je le tenais dans mes bras tandis qu’il s’appliquait, je passai devant un miroir. L’image de Korrigan s’y fit floue et je tentai de la fixer en plissant les yeux. Superposée à l’apparence ordinaire de mon jeune matou tigré, je découvris le reflet fugitif d’un corps presque humain longiligne et aux proportions harmonieuses. Il n’était pas recouvert de poils, mais portait les mêmes taches et zébrures que sa version féline. Et surtout, surtout, ses grandes oreilles se déployèrent en deux antennes si fines qu’elles ne semblaient pas avoir de fin. Ses yeux en amande auraient dû me terrifier. Mais Korrigan redoubla l’intensité de sa succion et je sus que je n’avais rien à craindre. Bientôt il aurait fini de grandir et n’aurait plus besoin de puiser autant d’énergie. Et il me promit, à travers un regard d’une langueur extrême, qu’il partagerait toujours avec moi ces intenses ravissements.
Je m’éloignai du miroir et, dans un soupir de soulagement, je collai un peu plus Korrigan contre moi tandis qu’il se repaissait.