Des débuts pas faciles dans une famille pathologique, ça aide à grandir vite, trop vite.

À treize ans, j’ai cent-vingt ans, au moins. 

À quatorze, je me réveille de six mois ou plus de cauchemar sous Haldol. Je ne sais plus quel âge j’ai. Ce que je ne pouvais, à l’époque, pas encore appeler mon disque dur a été presqu’entièrement effacé. La plupart de mes souvenirs, mais très bizarrement, mon intellect est intact et mes sens ont acquis (ou sauvegardé?) des perceptions qui dépassent l’entendement de mes congénères. Il y en a heureusement d’aucunes qui m’aiment bien malgré tout. Je m’en étonne encore. Je tombe dans Malpertuis et je n’en sortirai jamais.

Avant 18 ans, je réussis enfin en juin une année de lycée, la dernière, ma porte de sortie de l’enfer de la maison. Le monde est à moi, du moins j’aimerais le croire. Sauf que je porte en moi encore pour plus de 15 ans les poisons qu’on y a instillé. Qu’importe, je survis et je vis même parfois, entre sex drug and rock’n’roll et intellect. Je réalise que le Necronomicon n’existe pas, j’avais déjà englouti Sartre, Vian et Camus, mais il m’en faut toujours plus, je dévore Nietzsche, Kundera, Epictète, quelques Badinter, Hubert Reeves, Cioran (et beaucoup d’autres) et je me lance dans l’histoire de tous les continents regrettant d’avoir si peu à me mettre alors sous la dent de ce dreamtime que j’ai vécu dans mes rêves, dans mes tripes. Je continue à voir et sentir sans doute trop de choses, peut-être pas assez, finalement. Et je suis, à un moment précis, à force de lecture sur les autres, les exotiques, les pas pareils, d’un coup terriblement déçue de prendre dans ma gueule d’intello sans diplôme que tout l’art et la civilisation ne sont en fait que le reflet des conditions de vie de ceux qui le produisent. On est vraiment peu de choses ma pauvre dame. Je ne me relèverai jamais de cette révélation. C’est plus qu’une idée, qu’un concept, c’est une compréhension physique et métaphysique terrible. Une chute même pas vertigineuse qui annihile tout espoir de découverte miraculeuse d’un quelconque secret, il n’y a pas de secret des templiers, des moines tibétains, des franc-maçons ou de qui que ce soit. Il n’y a rien que des gens qui ont trouvé des réponses plus ou moins satisfaisantes à leur angoisse métaphysique.

Et cela ne satisfait aucunement les miennes. Je reste avec en bouche un amer « ce n’est « que » ça la vie, l’être humain »…

Alors quand on comprend qu’il n’y a pas de grand secret ou mystère qui n’attend que votre pauvre petit ego pour être révélé, on tombe et retombe d’aussi haut qu’on est monté. Et ça fait mal.

Et on tente alors de faire passer ce précieux temps qui nous est imparti… parce qu’on a compris qu’il n’y a rien à transcender. Juste une vie à épuiser jusqu’à sa dernière ligne. Même que petite et sans grande illusion, elle n’est pas si mal encore cette vie. Pas pire en tout cas. Pas au point de la laisser tomber là. Et on s’étonne quand même un peu beaucoup que des gens à qui cela pend au nez disent, à propos de gens plus âgés qu’eux, c’est mieux pour elle (les lui deviennent de plus en plus rares) d’aller en maison de repos, en mouroirs confortables, en fin de vies protégées… 

Ces vieux que l’on pousse hors de chez eux, c’est vous et moi… parce que la vie, ce n’est que ça. Avoir les illusions et les perdre. Et se sentir nus et vulnérables… et avoir peur qu’elle s’arrête là, trop tôt, cette vie dont on attendait tant… dont on allait percer tous les mystères qui n’existent pas…

Et finalement, est-ce qu’on existe… juste un peu? Je ne sais plus trop, même si certains qui ne sont plus me manquent terriblement…

(écrit en 2016 sur FB)