L’à tente

Il hésita. On l’avait pourtant bien prévenu qu’il fallait faire preuve d’une ferme détermination. Il se sentait tout à coup si vide. Il ne se rappelait pas davantage les bons conseils que la raison même de sa présence. Le vent ébouriffait son vêtement tandis qu’il s’éloignait, penaud. Le sable lui gifla le visage et la mémoire lui revint en même temps que sa perception du monde. Il en vit alors des centaines, comme lui, rebroussant chemin, écrasés par le poids de leurs vies.
Le soir tombait. Il se dirigea vers le bistrot de l’À File où tout avait commencé. En vain. Il le sut dès qu’il secoua la poussière de ses sandales sur le seuil. Le vieil homme qui prétendait être arrivé à ses fins, là où il avait échoué, n’était pas là. Il s’enquit de sa disparition auprès du barman hiératique qui faisait tournoyer une pièce de bronze.
– Phéore ? Je crois qu’il est parti pour de bon, dit le cerbère en pariant mentalement sur pile.
– Ah.
La pièce retomba sur la tranche. Le barman fronça ses sourcils broussailleux.
– Oui, la vie lui avait déjà tout apporté. Alors il y est retourné.
– Ça fait longtemps ?
– Dans les quatre ou cinq jours. Il doit avoir trouvé ce qu’il cherchait.
– Évidemment, c’est une demande simple à formuler. On trouve toujours la personne pour y répondre !
– Et vous, vous y alliez pourquoi ? s’enquit le barman en renvoyant la piécette en l’air d’une pichenette.
– Le problème est bien là : je n’en suis plus certain.
– Oh vous savez, c’est le cas le plus banal, conclut-il en écrasant la monnaie sur l’avers poilu de sa main.
– Y a pas à dire, vous savez trouver les mots qui réconfortent, dit-il, finissant son verre tout en se levant.

Il se tourna et se retourna sans plus trouver le sommeil que les nuits précédentes. Le but de sa quête lui apparaissait en visions fugitives, jouant à cache-cache entre les pans érodés de son inconscient. Pourtant, au petit matin, il s’endormit un sourire au coin des lèvres.
Le soleil caressa sa joue. Le moment était venu. D’un revers de rêve, il chassa la piqûre du réel qui l’avait agacé lors de ses précédentes tentatives. Il ouvrit les yeux et ses sens accueillirent les perspectives autrefois refusées.
Il se lava méticuleusement, gaspillant même un peu d’eau, et enfila sa robe préférée, celle qui était un peu élimée au col et aux manches.

– Le problème, disait Phéore, c’est qu’il est nécessaire, en général, que la clef et la serrure soient synchronisées. Elles existent peut-être, en dehors, mais là, elles ont encore moins de chance de se rencontrer. C’est tout dire. Bien sûr, continuait-il en se lissant la moustache, on peut régler tout ça de façon définitive. Mais c’est un peu idiot d’en arriver là tout de suite. Il me semble qu’il y a mieux à trouver.
Mais lorsqu’il l’interrogeait sur ce mieux, Phéore restait évasif. Jusqu’au jour où, se drapant dans un pan de son vêtement, il déclara, l’air entendu :
– Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres pas. Nous pouvons agir sur les premières, mais des autres, il ne faut rien espérer au risque d’être déçu.
Il n’avait plus revu Phéore depuis.

Le soleil se couchait lorsqu’il parvint sur la place. Il jeta un œil vers l’À File dont les lampes jouaient avec les derniers rayons. L’immense flot des refoulés regagnait leur demeure, la tête basse et la sandale pesante. Mais pour la première fois, il vit aussi quelques couples. Un vieillard boiteux tenait par la main un jeune homme, vantant la tradition de son art et se réjouissant de pouvoir la partager. Une femme au corps de liane caressait de ses voiles l’ombre de son partenaire et riait comme l’eau claire qui choit sur les rochers. Un enfant grattait la tête d’un grand chien noir et feu. Il lui parlait gravement à l’oreille. La bête le contempla longuement et, lui prenant délicatement la main dans la gueule, l’entraîna vers la sortie du bourg. C’est alors qu’il crut voir sortir Phéore. Il fit un pas dans sa direction, mais la foule pesante l’avait englouti. Seule lui restait la saveur de la connivence. Il se plaça dans le rang, contemplant le fronton au-dessus des parois que le vent faisait haleter : Salle d’À Tente. Les feux du crépuscule allumaient les piquets de métal polis par le sable Les toiles inusables délavées de déceptions s’empourprèrent.
Les personnes devant lui étaient de plus en plus nombreuses à s’arrêter avant de s’éloigner à regrets. Il ne ressentait aucune inquiétude. Arrivé sur le seuil, il fut étourdi par le contraste entre la ternitude extérieure et les fastes qui s’offraient à lui. L’À Tente qui couvrait toute la surface de la place paraissait à présent sans limites. Les mats vieil or soutenaient les pans du toit qu’il avait cru carrés. Ils respiraient, voilant et dévoilant des perspectives chatoyantes. Un reflet alluma son regard. Posément, il avança jusqu’au polygone de miroirs. Il savait où se trouvait l’entrée et il s’y coula comme dans une eau tiède.

Lorsqu’il ressortit, d’un pas souple et allégé, il se rendit au bar de l’À File. Lorsqu’il entra, les conversations s’éteignirent. Et c’est avec un sourire entendu que le patron, rattrapant une pièce au vol, lui servit un verre.
– C’est la maison qui régale !
Les conversations reprirent et il n’y eut qu’eux deux pour entendre la voix de Phéore ponctuant le « poc » de la choppe moussue :
– La même chose pour moi ! Faut fêter ça dignement : c’est pas tous les jours qu’on rencontre quelqu’un qui sait recevoir sans rien attendre !

09/06/03